L'armée et les armes biologiques
Pour parer à la menace d'Ebola, de Marburg ou encore de Lassa, l'armée ouvrira, fin 2019, un laboratoire de recherche de haute sécurité à Brétigny-sur-Orge, dans l'Essonne
Pour abriter les virus les plus mortels de la planète, l'armée française a son écrin: deux élégants bâtiments ocre et gris, percés de meurtrières transparentes, dont le reflet colore les eaux d'un bassin. Cet îlot contemporain, inauguré en 2016, a été aménagé au cœur de la base militaire de Brétigny-sur-Orge (Essonne), où l'Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) a regroupé la quasi-totalité de ses activités il y a quelques années. Ses murs abritent un laboratoire de haute sécurité (P-4 dans le jargon), où les militaires pourront dès la fin de l’année 2019 manipuler les pathogènes les plus dangereux: Ebola, Marburg, ou encore Lassa.
Depuis l'envoi, en 2001 aux Etats-Unis, de lettres piégées à l'anthrax, le risque biologique est dans la ligne de mire de l'armée, tout comme le risque nucléaire, radiologique et chimique (NRBC). L'épidémie d'Ebola, qui avait fait 11300 morts en Afrique de l'Ouest (Guinée, Sierra Leone et Liberia) entre 2014 et. 2016, et cette en cours en République démocratique du Congo (RDC) ont aussi rendu plus concrète la menace. « Nos troupes peuvent être exposées à des épidémies. Et Ebola fait partie, parmi d'autres, des virus qui auraient pu être militarisés ou qui pourraient l'être », souligne le pharmacien chef des services, Frédéric Dorandeu, chef de la division défense NRBC, Pendant la guerre froide, l’ex-URSS avait ainsi développé un programme pour transformer des virus en armes biologiques. « La recherche, c'est éviter la surprise stratégique », ajoute-t’il. Dans les couloirs du bâtiment encore désert, un alignement de mannequins en tenue de protection verte, blanche, jaune et orange pose le décor. L'accès au P-4 se fait par une lourde porte orange, scellée par un joint rempli d'air comprimé. A l'intérieur, l'atmosphère n'est troublée que par le ronronnement des souffleries qui maintiennent une pression négative dans le laboratoire, pour éviter toute fuite vers l'extérieur. Dans les deux pièces où auront lieu les expérimentations, une dizaine de tuyaux bleus descendent du plafond : c'est là que les chercheurs en scaphandre se brancheront pour travailler. « Les chercheurs travaillent dans cet environnement au maximum deux à trois heures par jour. C’est fatiguant », souligne Eric, le médecin en chef et chef du département de biologie des agents transmissions. Une animalerie a été aménagée pour accueillir des rongeurs, des porcs et si besoin des primates afin d'effectuer des tests. Dans ce P-4 les scientifiques de l'IRBA ambitionnent de développer des contre-mesures médicales afin de protéger les combattants, maïs aussi la population civile en cas d'attaque. « Quelqu'un peut essayer d'introduire un agent biologique sur Je territoire. Et, pour y faire face, il nous faut d'abord des diagnostics », explique le médecin en chef. Même s'il n'existe pas de médicament: ou de vaccin, l'identification rapide du virus permet d'améliorer la prise en charge des patients et de réduire la mortalité. « Soit vous connaissez l'agent auquel vous avez affaire, et c'est un peu plus facile, soit vous essayez défaire un diagnostic sans a priori en recherchant le matériel génétique appartenant à différents agents infectieux », précise le scientifique.
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ANTICIPER LES MENACES FUTURES
Dans ce domaine, le service de santé des armées (SSA) a acquis une expérience précieuse lors de l'épidémie d'Ebola en Guinée. Installé près de l'aéroport de Conakry le centre de traitement de l'armée française a accueilli 60 soignants infectés au contact des malades,« Quand vous avez des cas réels, vous pouvez tester, améliorer, optimiser vos outils diagnostiques», explique le médecin en chef. « Ce centre était le premier à prendre en charge les patients avec un niveau de technicité comparable à celui d'un hôpital avec un suivi biologique», ajoute-t-il. C'est dans ce contexte que les scientifiques de l'IRBA ont pu tester un outil de diagnostic rapide de la maladie, mis au point par le CE A (Commissariat à l’Energie atomique et aux énergies alternatives). Baptisé eZyscreen, son format est identique à celui des tests de grossesse vendus en pharmacie. Il apporte une réponse en 15 minutes, contre plus de 2 heures avec les tests classiques.
La feuille de route de l'armée inclut aussi des recherches sur les virus moins connus auxquels les combattants peuvent être exposes sur le terrain. C'est le cas du virus de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo : transmis par des tiques, il est endémique en Afghanistan où les militaires français ont effectué de nombreuses interventions pendant plus d'une décennie. « Les scientifiques civils ne s'y intéressaient pas jusqu'à ce qu'il soit repéré en Europe de l'Est, et plus récemment en Espagne », souligne Hervé Raoul directeur du P-4 de l’Inserm à Lyon, La maladie du charbon - également appelée anthrax - est un autre exemple. Cette maladie, qui a quasiment disparu des pays industrialisés, est causée par des spores assez faciles à militariser. Un vaccin est disponible, et l'armée travaille maintenant au développement d'anticorps thérapeutiques. La ricine fiait aussi partie des cibles prioritaires. Cette toxine, 6000 fois plus toxique que le cyanure, est bien connue des terroristes, comme l'a démontré l'attentat déjoué à Cologne en juin. L'IRBA a notamment développé avec l’Inserm un anticorps sous forme d'aérosol qui a démontré son efficacité chez les singes.
LE DÉFI DU FINANCEMENT
Au-delà des agents « classiques », l'IRBA essaie d'anticiper les menaces futures. « La biologie synthétique fait partie des sujets que le ministère des armées suit. Ce n'est pas trivial », insiste Frédéric Dorandeu. De nouveaux outils d'édition génétique - comme le «ciseau ADN» Crispr - pourraient être utilisés à des fins malveillantes pour modifier virus et bactéries. « La grippe peut être un très bon agent de la menace. Le potentiel épidémique est tellement puissant qu'on peut imaginer des scénarios où quelqu'un de mal intentionné manipulerait le virus pour le rendre encore plus agressif », détaille la médecin-générale Anne Sailliol directrice de l'IRBA depuis septembre 2017, en précisant que ce n'est tout de même pas à la portée du premier venu.
Jusqu'à ce que l'armée se dote de sa propre infrastructure, les militaires conduisaient leurs recherches au P-4 de l’Inserm à Lyon, l'un des plus grands laboratoires de haute sécurité en Europe, avec une surface de 400 m2. « Nous les avons formés, donc ils ne partent pas de zéro», indique Hervé Raoul, qui a également ouvert à l'IRBA sa collection d'échantillons et de virus. Pour des raisons de sécurité, leur commerce est interdit, et les nouveaux laboratoires doivent s'entendre avec d'autres institutions pour créer leur propre biobanque. « La nôtre a été constituée en 2001, avec des échantillons en provenance d'autres P-4 européens, dont ceux de Marburg, Hamburg [Allemagne] et Porton Down [Royaume-Uni] », se souvient M. Raoul.
Beaucoup plus petit que son grand frère lyonnais, le laboratoire de Brétigny-sur-Orge compte sur les ponts établis avec la recherche civile pour construire son expertise. « Personne n'a suffisamment de temps et d'argent pour travailler tout seul Nous fonctionnons de plus en plus en réseau », insiste la médecin-générale inspectrice Anne Sailliol, en citant des collaborations avec l'Institut Pasteur, le CEA, le Centre national de la recherche scientifique ou encore l'Institut national de la recherche agronomique.
L'un des challenges pour l'armée est de constituer une équipe scientifique de bon niveau pour se positionner sur les projets les plus intéressants. Son unité de virologie compte une dizaine de personnes, dont cinq habilitées à travailler en P-4. « De nombreux chercheurs ont quitté le navire lorsque les laboratoires ont été relocalisés à Brétigny-sur-Orge. Il ne sera pas facile d'y attirer des scientifiques réputés », témoigne un scientifique très au fait du « mercato » des virologues. La concurrence s'avère d'autant plus forte que la direction générale de l'armement (DGA) a inauguré en 2013 son propre P-4 à Vert-le-Petit (Essonne), à 15 minutes de Brétigny-sur-Orge.
L'autre défi est le financement Dans la majorité des cas, les tests chez les animaux ne suffisent pas pour obtenir une autorisation de mise sur le marché (AMM) : la sécurité et l'efficacité des nouvelles molécules doivent être validées par des essais cliniques chez l'homme dont le coût s'élève à plusieurs dizaines, voire centaines de millions d'euros. « Il n'existe pas en France ou en Europe d'outil de financement, regrette M. Dorandeu. Au printemps, la ministre des armées a sollicité ses partenaires européens pour essayer d'avoir une approche plus globale sur le sujet du financement », ajoute-t-il.
Des collaborations ont été nouées avec d'autres armées, au sein de l'OTAN, « pour partager le fardeau ». La force de frappe financière des Américains, sans commune mesure avec celle de ses alliés, leur permet notamment de sponsoriser des essais cliniques pour des médicaments initialement développés en Europe. « Mais il peut cependant y avoir des compétitions, notamment lorsqu’on se rapproche du passage à l'échelle industrielle, avec des enjeux de brevets, admet Anne Sailliol. Les Américains... c'est uAmerica first".»
CHLOÉ HECKETSWEILER
le Monde du 1er septembre 2018
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