A propos de la réduction des forces terrestres
Alors que les difficultés budgétaires vont conduire à planifier une nouvelle attribution des effectifs et des moyens des armées, un discours commence à fleurir dans les cercles initiés et moins initiés , celui de l’échec de la projection des forces .Il s’agit d’opposer le déploiement de forces terrestres dans la gestion des crises aux vertus de la projection de puissance qui permet par les seules frappes aériennes de faire plier un adversaire terrestre sous l’effet d’un feu délivré à distance.
Pour compenser l’engagement au sol, la panacée serait de compléter la projection de puissance par l’emploi de forces spéciales qu’il conviendrait donc de développer. Cela mérite examen.
Certes la projection de puissance sans la projection de forces présente deux avantages majeurs pour les autorités politiques . Le premier est, par le non engagement de forces au sol, de limiter au maximum la prise de risque. Le second est de donner la priorité budgétaire aux capacités aériennes et aéronavales, sanctuaires de la haute technologie , de la supériorité occidentale et moteurs d’une industrie qu’il est indispensable de soutenir compte tenu de son impact économique ;
Pour étayer ces deux idées apparemment irréfutables : l’exemple de l’engagement en Libye et l’orientation prise récemment sous la contrainte budgétaire par les Etats-Unis , qui ont clairement affiché la priorité qu’ils accorderont dans le futur à la projection de puissance.
Cette approche s’appuie sur des analyses biaisées pur en faire la solution à notre problème d’adéquation entre ressources et moyens. Notons tout d’abord que sur le plan opérationnel , la seule supériorité des feux n’a jamais permis de vaincre un adversaire résolu, en particulier dans les conflits asymétriques .Israël en a fait la douloureuse expérience au Liban.
Par ailleurs , sans engagement au sol, il n’y a pas de contrôle réel de la situation et la liberté d’action des autorités politiques intervenant dans la crise est totalement tributaire du bon vouloir des forces terrestres autochtones soutenues , comme cela a été le cas pour l’intervention en Libye.
On peut ajouter à cette carence critique l’absence totale de maîtrise du désordre qui suit inéluctablement toute bascule politique dans une région en crise ,avec en corollaire l’épineuse question du contrôle des armements amassés par le pouvoir déchu : les flux d’armes détenues par Kadhafi et qui alimente désormais les irrédentistes et les islamistes sahéliens en sont une belle illustration.
Sur le plan des ressources humaines , le réalisme commande de bien mesurer ce qu’implique une augmentation du format de nos forces spéciales. Les missions de ces forces n’ont rien à voir avec celles des forces terrestres conventionnelles et ne peuvent donc s’y substituer. Dans tous les pays, la ressource humaine répondant aux exigences de ces forces hautement qualifiées est plus limitée, sauf à en dégrader la qualité .Enfin , la formation et la préparation opérationnelle des unités sont extrêmement coûteuses.
Sur le plan politique ,notre siège au Conseil de sécurité de l’ONU est tributaire de notre capacité à engager des forces terrestres dans les opérations de cette organisation. Minimiser cet atout serait fragiliser encore plus ce privilège très contesté.
Au-delà de ces enjeux, rappelons enfin que nombre d’opérations extérieures relèvent du devoir de protéger ou du droit d’ingérence humanitaire. Or, seules les forces terrestres peuvent combiner sécurisation et action humanitaire sur le terrain. On ne fait pas de l’humanitaire avec un Rafale.
Et ce n’est pas dans la prétendue incapacité des forces terrestres à « vaincre »qu’il faut rechercher les causes des difficultés rencontrées. Le problème est plus politique que militaire.
Au niveau international, le vague ou l’irréalisme des mandats émis par l’ONU pour obtenir le consensus nécessaire au déclanchement d’une intervention, l’hétérogénéité des coalitions et la sous-estimation systématique des effectifs à engager, sont autant de facteurs limitant le pouvoir de décision des forces sur le terrain. De plus, rétablir la normalité dans une région en crise exige de la constance dans la durée ce qui n’est pas la politique majeure des pays occidentaux confrontés à des opinions publiques versatiles.
Au niveau national , la limitation de la prise de risque que va accroître la judiciarisation des opérations , l’emploi très restrictif de la puissance de feu lorsque celle-ci est nécessaire, voire l’interdiction de sortir des bases pour ne pas subir de perte , comme cela est le cas en Afghanistan, dégradent totalement les capacités d’action des forces terrestres.
Ce n’est donc pas l’outil qui est en cause , mais bien l’emploi qu’en font les autorités politiques occidentales. Faut-il rappeler que les forces d’intervention ne sont qu’un des moyens dont dispose la communauté internationale pour résoudre une crise et que, lorsque la conjugaison des moyens ne fonctionne pas , il vain d’espérer le succès d’une opération ?
Aussi si nous n’avons plus le courage d’intervenir au sol , nous devons avoir le courage de supprimer nos forces terrestres, car elles ont atteint un seuil en deçà duquel leur cohérence comme leurs capacités seraient plus que gravement obérées. Mais il faudra en mesurer toutes les conséquences pour le rang de notre pays et de l’Europe.
Jean-Claude THOMANN, général 2ième section ( Le Monde du 17 juillet 2012)
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