Les Rescapés de Montluc

Les Rescapés de Montluc

Président  :                            

 Mr Bruno Permezel

 11,rue Laurent Vibert

 69006 LYON       

 Mme PELLET

  5,rue des Fleurs  69500 BRON

PRÉFACE

L’association des Rescapés de Montluc, vigilante Vestale de la conservation et mise en valeur du haut lieu de mémoire lyonnais, à dimension nationale, a tenu à s’associer à la commémoration du centenaire de la Grande Guerre.

           Elle a fait choix d’une démarche historique de grand intérêt : rechercher, parmi les 10.000 internés de cette prison vichyssoise puis gestapiste, ceux d’entre eux qui, avant de subir les affres du second conflit mondial, avaient déjà connu celui qui l’avait précédé, entre 1914 et 1918.

            Sans prétendre à l’exhaustivité, elle a retrouvé près de cent noms ou plutôt cent visages qui, grâce aux recherches de son président Bruno Permezel et d’une poignée de ses membres réunie autour de lui, prennent vie à travers le rappel des deux pages dramatiques qui ont marqué leur existence.

            On découvre les circonstances qui les ont jetés dans l’enfer de la Grande Guerre -  mobilisation ou engagement volontaire - avant que le fanatisme nazi n’en fasse ses victimes. Les uns coupables d’appartenir à une communauté dont une idéologie démente avait prescrit l’élimination, les autres coupables d’avoir osé rejoindre une Armée des ombres spontanément levée pour s’opposer à l’application de cette doctrine fanatique.

Ils sont donc juifs ou résistants, voire simplement victimes d’une rafle, ces anciens Poilus de la Grande Guerre qui, à l’ombre des murs de Montluc,  sont venus grossir les rangs des hôtes de ce caravansérail carcéral, antichambre d’une mort à plus ou moins brève échéance.

En dépit du manteau d’arlequin que constituent leur origine, leur culture, leur statut social, leurs convictions philosophiques ou religieuses, tous sont unis par cette communauté de destin inouïe qui émeut et interpelle.

  Bravoure, vaillance, énergie, sens du devoir, abnégation devant l’adversité, sont autant de substantifs que l’on découvre au fil de ces tranches de biographies, intelligemment illustrées pour ne point les réduire à d’austères notices sans âme.

Donner chair et sang à chacun de ces anciens Poilus dont il était écrit qu’ils deviendraient, moins d’un quart de siècle après l’armistice du 11 novembre 1918, des victimes immolatoires d’un dictateur sanguinaire que l’Europe des démocraties, par inconscience ou inconstance, avaient laissé prospérer, était un ambitieux projet.

Merci à l’association des Rescapés de Montluc de l’avoir réalisé de belle manière, offrant ainsi une nouvelle voie d’entrée dans la démarche mémorielle qui se doit d’être proposée aux citoyens de demain.

                                                                    Jean-Olivier VIOUT

                                                                    Président du Conseil d’orientation du

                                                                    Mémorial national de la prison de Montluc.

AVANT-PROPOS

Un Poilu, qu’est-ce ?

Le Larousse, dans différentes éditions, le définit comme « un ancien combattant de la Première Guerre mondiale ». Plus précis, un dictionnaire concurrent le qualifie de « surnom du combattant français de la guerre de 1914-1918 ». Alors dans la tourmente, le combattant Edmond Vittet le décrit ainsi dans une lettre adressée au cours de l’année 1916 : « Le poilu, c’est celui que tout le monde admire, mais dont on s’écarte lorsqu’on le voit monter dans un train, rentrer dans un café, dans un restaurant, dans un magasin, de peur que ses brodequins accrochent les bottines, que ses effets maculent les vestons à la dernière coupe, que ses gestes effleurent les robes cloches, que ses paroles soient trop crues. C’est celui que les officiers d’administration font saluer. C’est celui à qui l’on impose dans les hôpitaux une discipline dont les embusqués sont exempts. Le poilu, c’est celui dont personne à l’arrière ne connaît la vie véritable, pas même les journalistes qui l’exaltent, pas même les députés qui voyagent dans les quartiers généraux. Le poilu, c’est celui qui va en permission quand les autres y sont allés ; c’est celui qui ne parle pas lorsqu’il revient pour huit jours dans sa famille et son pays, trop occupé de les revoir, de les aimer ; c’est celui qui ne profite pas de la guerre ; c’est celui qui écoute tout, qui juge, qui dira beaucoup de choses après la guerre. Le poilu, c’est le fantassin qui va dans la tranchée. Combien sont-ils les poilus sur le front ? Moins qu’on ne le croit. Que souffrent-ils ? Beaucoup plus qu’on ne le croit. Que fait-on pour eux ? Je sais on en parle, on les vante, on les admire de loin. […] A-t-on vu expliquer dans la presse que le poilu c’est encore le seul espoir de la France, le seul qui garde ou prend les tranchées, malgré l’artillerie, malgré la faim, malgré le souci, malgré l’asphyxie. » (Paroles de Poilus, Lettres et carnets du Front, 1914-1918, France bleu/Radio France, Paris, Librio, 1998).

Qu’est-ce que Montluc ?

Montluc est une prison lyonnaise, initialement à vocation militaire, dont la construction, décidée en 1914, a été achevée sept années plus tard. À partir du début février 1943, et jusqu’au 24 août 1944, sur ordre de la Gestapo et sous administration exclusive de la Wehrmacht, le site renferme environ 10 000 « indésirables », odieusement entassés. La plupart d’entre eux ont été interpelés à Lyon ou dans l’un des dix départements de la région(R 1), au motif principal qu’ils sont soit d’ascendance juive, soit l’objet d’une rafle collective ou individuelle, soit combattant volontaire de la Résistance. Parfois, cumulativement. Tous, coupables, tous, pendant une durée inégale, sont, à Montluc, dans l’attente d’une décision sur leur sort : l’exécution sur un stand de tir ou le massacre de masse, en rase campagne, ou le départ à destination d’un camp de transit avant déportation, le plus souvent, ou, plus rarement, la remise en liberté.

Parmi  les Poilus internés à Montluc par la Gestapo, certains ont été mobilisés puis ont combattu pendant la Première Guerre mondiale, quelques autres – mineurs ou étrangers – se sont volontairement engagés. Seulement quelques-uns ont été rappelés en 1939. 

Dès 1945, les anciens combattants de 14-18 semblent ressentir avec amertume l’émergence d’un héros nouveau, le résistant. Quatre décennies après la signature de l’Armistice, François Mauriac déplore en 1957, dans les colonnes du Figaro littéraire, l’effacement par le temps de l’héroïsme des Poilus : « […] La Grande Guerre n’appartient plus à un passé proche, les protagonistes du drame ont presque tous quitté la scène […], ce que nous appelons encore « la grande guerre » disparaît sous la marée boueuse de 1940. »… Cinquante ans plus tard, soit quatre-vingt-dix ans après la signature de l’Armistice, le dernier Poilu, Lazare Ponticelli, décède à l’âge de 110 ans, après avoir chevauché trois siècles. Italien, émigré en France à l’âge de 9 ans, il s’était, après avoir triché sur son âge, volontairement engagé le 1^er août 1914 dans les rangs du 1^er régiment de marche de la Légion étrangère. 

Désormais, Auschwitz-Birkenau, Buchenwald, Le Chemin-des-Dames, Dachau, Dora, Flossenbürg, Majdanek, La Marne, Mauthausen, Monowitz, Natzweiler, Neuengamme, La Somme, Sobibor, Theresienstadt, Verdun, entre autres, à jamais font partie du tragique vocabulaire du Patrimoine mondial de l’inhumanité. Sur les monuments commémoratifs des deux guerres mondiales, les mots gravés les plus choisis sont identiques : « devoir », « enfants », « guerre », « héros », « martyrs », « morts », « Patrie », « sacrifice », « victoire ».

L’ambition de cette présentation de parcours de vie traversés, chahutés par les deux guerres mondiales du siècle précédent, dont le lien est l’internement à Montluc en 1943 et/ou 1944, est de servir au mieux la diversité des classes sociales, des régions géographiques, des croyances, des engagements, des situations professionnelles, et, aussi, de mettre en valeur la variété des situations rencontrées, des armes servies… Ainsi, se côtoient des engagés volontaires, des planqués, des réformés, des « Gueules cassées », des curés et des francs-maçons, des communistes et des Croix-de-feu, des maréchalistes, des agents du Gouvernement de Vichy… et des résistants.

Planent, dans plusieurs biographies, les terribles séquelles de la guerre perdue, de la guerre oubliée, celle de 1870 qui, pour rester français et ne pas devenir allemand, a contraint à l’exil les parents de  Marc Bloch, de Robert Blum, d’Albert Borach et d’André Caïn. Remarquable est l’engagement volontaire de Pierre Bernheim, le 8 août 1914, comme « Alsacien, né allemand », puis son action contre le nazisme pendant l’entre-deux-guerres qui, en 1936, lui a valu, en Allemagne, d’être condamné à mort par contumace, avant d’être massacré à Bron le 18 août 1944.

Comme pour toute recherche, lorsque vient le temps de la rédaction, des choix ont dû être opérés. Fallait-il synthétiser, unifier sur le même modèle chaque parcours, ou, face à l’abondance de certaines sources, privilégier le détail, au risque de déséquilibres ? C’est cette seconde option qui a été retenue,  quelle que soit la notoriété ou non du Poilu, avec le recours – probablement contestable pour certains lecteurs – aux alinéas et au style télégraphique, face à l’impossibilité de rédaction de phrases construites.

À périodes hors normes, choix hors normes, contrairement à l’usage bibliographique, volontairement chaque titre d’ouvrage prime sur son auteur.

Vicissitude de la transmission de la Mémoire, certains visages n’ont pu être retrouvés.

Emblématiques de la Première Guerre mondiale, les lettres des Poilus ont servi de matière à d’innombrables publications. Adressées à l’épouse, à la fiancée, aux enfants, aux parents, aux marraines de guerre…, à jamais elles témoignent, jour après jour, autant de la vie quotidienne que de l’état de son moral en tranchée, au Front ou à l’arrière.

Depuis Rollot (Somme), le caporal-fourrier Charles Déchelette se réjouit le 30 mars 1915 de l’accalmie de la situation présente : « […] Nous sommes au repos, à quelques kilomètres de la ligne de feu, loin des balles et même des obus. C’est un charme, vous savez, de ne plus entendre le bruit infernal, et je vous assure que pour la première fois depuis le mois d’octobre je renais véritablement à la vie. […] ». Révolté par l’attitude de sa hiérarchie, le 30 juin 1916 il déplore « cette discipline arbitraire, cette soumission complète de l’individu à l’autorité capricieuse des chefs, cette suppression de la volonté et de la faculté de vouloir me révoltent par moment. […] ». Le 18 juin 1918, il n’a « plus guère forme humaine sous [ses] vêtements boueux, [sa] boule mal rasée, [ses] yeux gonflés par le manque de sommeil, la terreur des coups de main et bombardements incessants. Quelle accumulation de souffrances ! Pas d’abris pour la plupart de ces malheureux poilus dont la souffrance me peine à voir. […] ».

D’autres lettres, policées, émanent de la plume d’officiers ou de camarades de combat ; empathiques, elles sont destinées à un proche, après l’annonce officielle du trépas, en vue de le renseigner sur les derniers moments de l’être aimé et, aussi, pour louer ses éminentes qualités humaines. Ainsi, Marc Bloch, en charge d’un « tas de petites fonctions […], dont la plus ridicule consiste à mettre en bon français les propositions de citations », s’attelle le 17 août 1918 à cette tâche, ès qualité de lieutenant, pour répondre à la pressante demande de vérité formulée par la sœur du caporal Bernard, l’un de ses observateurs. « [… Il] est mort pour la France, le 24 juillet dernier, au cours de l’offensive victorieuse qui a repoussé les Boches sur l’Aisne. Il a été tué par un éclat d’obus, et je puis vous donner ma parole d’honneur qu’il est mort sur le coup, sans souffrir. Il a été enterré par mes soins au cimetière militaire du village de Léchelle. […] ». À travers ces lignes, les mots, bien pesés, doivent conforter la sœur sur l’utilité de la mort « pour la France » de son caporal de frère, au cours d’un combat achevé victorieusement. Héroïque, assurément il l’a été, puisque la proposition de citation du lieutenant Bloch « sera sans doute accordée ». Déjà frappée par la mort d’un frère, la demoiselle Bernard peut aussi trouver un élément de consolation dans le fait « qu’aucun des deux frères n’[a] su, avant de mourir, la mort de l’autre, leurs derniers moments en [ayant] été plus calmes. ».

Conséquence de la mobilisation générale, des fratries entières – fort nombreuses à l’époque – se trouvent engagées dans la guerre. Tel  est le cas des  Borach : Louis (1884), Edmond (1886) et Albert (1895), et des Déchelette : Victor (1874), Antoine (1880), Adolphe (1883), Charles (1884) et Pierre (1890), les uns comme les autres épargnés par la Grande Guerre.

À l’épreuve de la séparation avec l’être cher, s’ajoutent, pour les proches, l’absence au moment de l’inhumation et, bien souvent, l’ignorance du lieu de sa sépulture. En septembre 1914, par lettre le curé de Nomexy (Vosges) relate à la mère de Claudius Billon l’inhumation de son fils Joanny, sergent-fourrier au 21^ème bataillon de chasseurs à pied, fauché quelques jours avant son vingt-septième anniversaire. « […] Vous pouvez être sûre qu’il a été bien soigné. Je dirigeais les services. Soyez sûre également que s’il était catholique, il a reçu les secours de la religion. Je l’ai enterré avec 144 autres camarades dans mon cimetière. Excepté les officiers, tous ces pauvres enfants ont été placés dans deux grandes tranchées, où, évidemment, il faudra les laisser à jamais. Il nous a été impossible absolument de faire autrement. Et vous le comprendrez, si vous réfléchissez que nous avions parfois 10 morts par jour, et que nous sentions l’ennemi à quelques kilomètres. […] ». Pour le moins maladroitement, le curé conclue en ces termes son rapport : « Bon courage, Madame, vous n’êtes pas la première détresse que je rencontre. Cherchez votre consolation dans le Cœur très bon de Notre Seigneur. Je prierai pour vous. ».

À l’abri du risque de mort au combat, certains le sont, bien malgré eux. Prisonniers de guerre depuis l’automne 1914, Jean-Clément Bourjade et Joseph Rousson le demeurent jusqu’à la fin des hostilités, contrairement à Simon Bloch, capturé à la même époque mais rapatrié en juillet 1915. Capturé par les Allemands en juin 1918 à Chevincourt (Oise), ès qualité de capitaine au 12^ème régiment d’infanterie, Albert Lacaze, depuis promu colonel, l’est à nouveau le 16 juin 1940. Grâce à des complicités, vingt-huit mois plus tard il parvient à se faire rapatrier.

Lors de la mobilisation générale, le 1^er août 1914, René Carmille (1886), François Chevallier (1882), Albert Lacaze (1884) et Robert Touchon (1878) ne sont pas appelés, pour être déjà en poste comme officiers d’active. Appelé en octobre 1913 pour le service militaire, Jean Maréchal termine la Grande Guerre comme brigadier d’infanterie, puis s’engage en août 1919, pour trois ans, dans la gendarmerie. En mai 1942, il promu adjudant-chef. 

Au lendemain de leur démobilisation, en 1919 ou peu après, Claudius Billon (1886), Henry Desgeorge (1897), Paul Marchand (1893) et Frédéric Ruby (1883) – dont la vocation première n’était peut-être pas d’être militaire – rempilent volontairement, pour – par l’École spéciale militaire de Saint-Cyr ou par le rang – faire une carrière d’officier d’active, jusqu’à la dissolution de l’armée d’armistice, avant leur entrée dans la Résistance, quand ils ne l’ont pas déjà rejointe.

Au chevet de poilus blessés, Suzanne Barbet, Daisy Georges-Martin et Marthe Gonnetan rentrent dans le rang, la guerre finie. Marthe Gonnetan, mariée depuis 1913, continue son métier d’infirmière ; elle donne naissance à deux enfants, comme Suzanne Barbet, devenue l’épouse d’un chef de bataillon (Paul Lanoyerie). Quant à Daisy Georges-Martin, restée célibataire, elle s’adonne entièrement à l’apostolat social, à Paris.

Malgré leur retour à la vie civile, quelques Poilus maintiennent jusqu’en septembre 1939 des liens étroits et réguliers avec l’armée, dans le cadre de la Réserve. Ainsi, Pierre Bernheim est devenu capitaine interprète ; Marc Bloch, également capitaine ; Robert Blum, lieutenant-colonel ; Gabriel Florence, médecin capitaine ; François Larue, chef de bataillon ; Exile Schwarzfeld, lieutenant-colonel. Grièvement blessé en octobre 1918, le lieutenant-colonel d’active Paul Lanoyerie est pour raison de santé, à sa demande, mis à la retraite en janvier 1931 ; jusqu’à la déclaration de guerre, il apporte son aide bénévole aux écoles de perfectionnement des officiers de réserve. Son dévouement lui vaut d’être en 1936 promu au grade de colonel de réserve.

Pendant l’entre-deux-guerres, Louis Archer est agriculteur. Gustave Arpin, Louis Dien, Alexandre Dumas, Étienne Porterie et Jean Thévenon sont cheminots. Joanny Dupré ouvre un cabinet d’expertise-comptable, Auguste Léger est comptable en entreprise. Jean Bénech, Jean-Baptiste Bernex, André Caïn et Gabriel Florence pratiquent la médecine, pendant que Marc Bloch, Jean-Clément Bourjade et Antoine Rambeaud enseignent. Jacques Helbronner est haut fonctionnaire, Élie Rochette assure des responsabilités aux Contributions directes, et Eugène Denis est receveur des Postes. Journaliste, Louis Martin-Chauffier publie des romans, Lucien Gonnetan, employé d’un quotidien, s’occupe d’administration et des abonnements, Michel Violi est ponceur-lithographe chez un imprimeur. Industriel comme Georges Villiers, Jacques Lion (depuis 1912, un proche d’Anatole France) fait, après la disparition de l’écrivain, connaître son œuvre et la valorise. Robert Blum reprend l’entreprise familiale de textile, comme Simon Bloch et les frères Déchelette. Les frères Borach fondent puis développent une société de vente de soieries, rubans, velours, crêpes, tulle, tandis que Henry Ditor dirige la Manufacture de voiles pour deuil et que, successivement, les beaux-frères Albert Lemmel et Fernand Behr gèrent La « Belle Jardinière » de Villefranche-sur-Saône. Benjamin Lieber est négociant en fourrures, Jérôme Bérerd (tailleur), Julien Gras (fabricant de literie), Francisque Paysan (salaisonnier) et Joseph Rousson (marchand de chaussures) s’établissent à leur compte. Philibert Piccot et Joseph Giroud sont représentants de commerce en vin, David Heimer est voyageur de commerce. Gaston Quitaud est agent de maîtrise dans l’industrie, Exile Schwarzfeld et Robert Gutmann sont ingénieurs. Déjà ecclésiastiques avant-guerre, François Boursier, Paul Couturier, François Larue et Louis Richard poursuivent leur ministère, souvent ils sont novateurs. Tenants de la laïcité, Claudius Billon, Armand Bloch-Lazarus, Julien Gras, Jacques Katz, Félix Lebossé et Élie Rochette sont affiliés à une loge maçonnique.

Eugène Jeunet et Joseph Rousson militent dans les rangs des Croix-de-feu, quand Jean Bénech, Alban Grateau et Élie Rochette soutiennent la SFIO et Félix Lebossé le Parti radical-socialiste.

« Gueules cassées », en dépit de leurs infirmités André Girard-Clot, Marcel Gompel, Paul Marchand et Étienne Porterie exercent une activité professionnelle, alors que Joseph Roche, pensionné à 100%, ne le peut. La plupart de ces Poilus ont fondé un foyer, avec ou sans enfants. À l’instar du poète – loin du cauchemar d’antan –, chacun probablement goûte la simple joie d’être là, bien vivant, dans le temps présent, celui de la Paix.

… Survient le 1^er septembre 1939. Les plus âgés des Poilus ne sont pas rappelés, pas plus les officiers et sous-officiers d’active, déjà en poste sur le terrain des opérations. Hormis les réservistes, rappelés, Jérôme Bérerd est maintenu réformé définitif n°1, Jean-Baptiste Bernex est renvoyé dans ses foyers, et Pierre Giraud, affecté le 14 février 1940 au dépôt génie n°4, est réformé définitif trois jours plus tard.

Volontaires pour combattre l’ennemi pendant toute la durée de la guerre, à l’âge de 53 et 56 ans, Marc Bloch et Marcel Gompel sont respectivement versés au Service du ravitaillement en essence et à la commission des gaz toxiques. Volontaire étranger, Isaac Chatt est, à 59 ans, débouté de sa demande de servir dans les rangs de l’armée française.

… Survient la défaite de l’armée française, inattendue. Grand mutilé de la Grande Guerre, fortement opposé, avec ses camarades anciens combattants, à Pierre Laval, le sénateur Jean Taurines est un soutien actif du vainqueur de Verdun. Non sans avoir ferraillé contre son adversaire, le 10 juillet 1940 à Vichy il vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Probablement, sa rivalité avec le président du Conseil lui vaut quelques mois plus tard son internement à Montluc, avec la qualification de membre d’un « mouvement […] d’une grande envergure ». Lui succèdent à Montluc, le colonel René Tramier, rappelé à l’activité par le Gouvernement de Vichy pour assurer le commandement de la subdivision d’Annecy, le général François Chevallier qui, selon Victor Déchelette, l’un de ses compagnons d’infortune à la cellule 51, est « d’une fidélité [telle au Maréchal], qu’il soutient encore sa politique, […] n’aime pas les Anglais, critique leur stratégie comme inefficace. […] ». Enfin, « hôte de marque du régime de Vichy », le général d’armée Robert Touchon arrive à Montluc fin juillet 1944, il y reste jusqu’au 24 août. Bien en cour, il a été en 1941 l’un des six officiers nommé par le Maréchal pour siéger au Conseil national – contre-pouvoir dirigé contre Pierre Laval – et pour être juge de la section lyonnaise du tribunal d’État qui, au mépris de toute défense, a envoyé nombre de résistants dans le couloir de la mort.

Insensibles à la propagande distillée en permanence par des associations d’anciens combattants à la solde du Gouvernement de Vichy, nombre de Poilus, dont le parcours est ici présenté, entrent en dissidence. Soldats ou gradés de l’armée des Ombres, cette fois, volontairement, ils font leur devoir.

Français et Juif, Juif et Français, beaucoup jusqu’à la tourmente ne se sont probablement jamais posés la question, pas plus quand, répondant à l’appel de leur conscience, ils deviennent Juifs résistants ou résistants juifs. En tout cas, ils encourent la double peine. Ainsi, Pierre Bernheim et Marc Bloch font partie d’un massacre collectif d’internés, Robert Blum, Isaac Chatt et Robert Gutmann sont assassinés en déportation.

Sont morts « pour la France », en déportation, parce que combattants volontaires de la Résistance : Gustave Arpin, René Carmille, Eugène Denis, Louis Dien, Alexandre Dumas, Joanny Dupré, Gabriel Florence, Paul Gascon, André Girard-Clot, Lucien Gonnetan, Julien Gras, Eugène Jeunet, Jean Maréchal, Francisque Paysan, Philibert Piccot, Eugène Pons, Étienne Porterie, Gaston Quitaud, Antoine Rambeaud, Élie Rochette, Exile Schwarzfeld, Jean Thévenon, René Tramier et Michel Violi.

Sont morts « pour la France », massacrés, parce que combattants volontaires de la Résistance : Louis Archer, Pierre Bernheim, Marc Bloch, François Boursier, Paul Lanoyerie et François Larue.

Sont morts « pour la France », en internement, parce que combattants volontaires de la Résistance : Claudius Billon et Jean Moulin.

Sont morts « pour la France », en déportation, parce que juifs : Fernand Behr, Armand Bloch-Lazarus, Robert Blum, Albert Borach, André Caïn, Henry Ditor, Alfred Eberhard, Marcel Gougenheim, Robert Gutmann, David Heimer, Jacques Helbronner, Jacques Katz, André Klain, Albert Lemmel, Paul Lévi-Cerf, Jean Levy, Marx Levy, René Levy, Roger Levy, Joseph Levy de Ficquelmont, Benjamin Lieber et Jacques Lion.

Sont rescapés de la déportation, comme combattants volontaires de la Résistance : Jean Bénech, Jérôme Bérerd, Jean-Baptiste Bernex, Henry Desgeorge, Maurice Jacquet, Auguste Léger, Louis Martin-Chauffier, Louis Richard et Georges Villiers.

Ont été libérés à Montluc, à Fresnes ou à Compiègne-Royallieu : Jean Bourjade, François Chevallier, Paul Couturier, Charles et Victor Déchelette, Alban Grateau, Albert Lacaze, Félix Lebossé, Paul Marchand, Joseph Roche, Joseph Rousson, Frédéric Ruby, Jean Taurines et Robert Touchon.

Élément du triptyque républicain, gratifiée d’une majuscule, la Fraternité – à l’inverse de la Liberté et de l’Égalité – relève de l’exigence personnelle. Voilà pourquoi jamais personne ne la réclame à cor et à cri. Vérité est, aussi, d’écrire que, absente, parfois elle l’a été en tranchée, à Montluc, au camp de concentration.

Expression de la diversité de la mémoire de Montluc 1943-1944, résolument le déroulé de ces 86 parcours de vie, chahutés ou anéantis par la seule haine humaine, se veut rassembleur sur cette valeur de fraternité. La « guerre des mémoires » ne peut avoir lieu, ne saurait prévaloir sur l’Histoire.

À l’égal de la fraternité, l’écriture de l’Histoire, comme sa présentation, ne peut se décréter ; au pouvoir politique en place,  gardien de la Paix, revient l’exigence permanente de la non-ingérence.

    Bruno PERMEZEL

SOIXANTE-QUATORZIÈME ANNIVERSAIRE DE LA LIBÉRATION DE MONTLUC

(VENDREDI 24 AOÛT 2018)

À jamais, Auschwitz-Birkenau, Buchenwald, Le Chemin-des-Dames, Dachau, Dora, Flossenbürg, Majdanek, La Marne, Mauthausen, Monowitz, Natzweiler, Neuengamme, La Somme, Sobibor, Theresienstadt, Treblinka, Verdun, entre autres, à jamais font partie du tragique vocabulaire du Patrimoine mondial de l’inhumanité. Sur les monuments commémoratifs des deux guerres mondiales, les mots gravés les plus choisis sont identiques : « devoir », « enfants », « guerre », « héros », « martyrs », « morts », « Patrie », « sacrifice », « victoire ».

L’ambition de cette présentation de parcours de vie traversés, chahutés ou anéantis par les deux guerres mondiales du siècle précédent, dont le lien est l’internement à Montluc en 1943 et/ou 1944, est de servir au mieux la diversité des classes sociales, des régions géographiques, des croyances, des engagements, des situations professionnelles, et, aussi, de mettre en valeur la variété des situations rencontrées, des armes servies… Ainsi, se côtoient des engagés volontaires, des planqués, des réformés, des « Gueules cassées », des curés et des francs-maçons, des communistes et des Croix-de-feu, des maréchalistes, des agents du Gouvernement de Vichy… et, bien sûr, des résistantes et des résistants.

Au 1^er août 1914, le plus âgé parmi les Poilus exposés est Jacques Helbronner, 40 ans et 7 mois, marié et père de 2 enfants, membre du conseil d’État, le plus jeune est Henri Desgeorge, 16 ans et 8 mois, élève des jésuites qui, douze jours après son dix-septième anniversaire, s’engage le 5 décembre 1914 dans les rangs des dragons, après, comme d’autres, avoir triché sur sa date de naissance. Le premier est gazé sur ordre de Berlin dès son arrivée à Auschwitz-Birkenau, le second, résistant de la première heure, subit le parcours de la déportation à Buchenwald, Ellrich, Günzerode, puis Dora, où il est libéré.  

Planent, dans plusieurs biographies, les terribles séquelles de la guerre perdue, de la guerre oubliée, celle de 1870 qui, pour rester français et ne pas devenir allemand, a contraint à l’exil les parents de  Marc Bloch, de Robert Blum, d’Albert Borach et d’André Caïn. Remarquable est l’engagement volontaire de Pierre Bernheim, le 8 août 1914, comme « Alsacien, né allemand », puis son action contre le nazisme pendant l’entre-deux-guerres qui, en 1936, lui a valu, en Allemagne, d’être condamné à mort par contumace, avant d’être massacré à Bron le 18 août 1944.

De nos jours, les historiens ont pleinement restitué les différents rôles essentiels tenus par les femmes pendant la Première Guerre mondiale. Au chevet de poilus blessés, Suzanne Barbet-Lanoyerie, Daisy Georges-Martin et Marthe Gonnetan rentrent dans le rang, la guerre finie. Épouse d’un résistant, Suzanne Lanoyerie est arrêtée avec lui début août 1944, puis internée à Montluc, elle y est libérée le 24 août suivant, quatre jours après l’assassinat de son mari. Également épouse de résistant et elle-même résistante, Marthe Gonnetan est arrêtée début juillet 1943 avec son mari, tout deux sont internés à Montluc ; elle seule revient de déportation. Interpelée début mars 1944 comme résistante, Daisy George-Martin est internée à Montluc, elle est assassinée le 24 août 1944 en même temps que le colonel Lanoyerie.

Malgré leur retour à la vie civile, quelques Poilus ont maintenu jusqu’en septembre 1939 des liens étroits et réguliers avec l’armée, dans le cadre de la Réserve. Ainsi, Pierre Bernheim est devenu capitaine interprète ; Marc Bloch, également capitaine ; Robert Blum, lieutenant-colonel ; Gabriel Florence, médecin capitaine ; François Larue, chef de bataillon ; Exile Schwarzfeld, lieutenant-colonel. Grièvement blessé en octobre 1918, le lieutenant-colonel d’active Paul Lanoyerie est pour raison de santé, à sa demande, mis à la retraite en janvier 1931 ; jusqu’à la déclaration de guerre, il apporte son aide bénévole aux écoles de perfectionnement des officiers de réserve. Son dévouement lui vaut d’être en 1936 promu au grade de colonel de réserve.

« Gueules cassées », en dépit de leurs infirmités André Girard-Clot, Marcel Gompel, Paul Marchand et Étienne Porterie exercent une activité professionnelle, alors que Joseph Roche, pensionné à 100%, ne le peut. La plupart de ces Poilus ont fondé un foyer, avec ou sans enfants. À l’instar du poète – loin du cauchemar d’antan –, chacun probablement goûte la simple joie d’être là, bien vivant, dans le temps présent, celui de la Paix.

… Survient le 1^er septembre 1939. Les plus âgés des Poilus ne sont pas rappelés, pas plus les officiers et sous-officiers d’active, déjà en poste sur le terrain des opérations. Hormis les réservistes, rappelés, Jérôme Bérerd est maintenu réformé définitif n°1, Jean-Baptiste Bernex est renvoyé dans ses foyers, et Pierre Giraud, affecté le 14 février 1940 au dépôt génie n°4, est réformé définitif trois jours plus tard.

Volontaires pour combattre l’ennemi pendant toute la durée de la guerre, à l’âge de 53 et 56 ans, Marc Bloch et Marcel Gompel sont respectivement versés au Service du ravitaillement en essence et à la commission des gaz toxiques. Volontaire étranger, Isaac Chatt est, à 59 ans, débouté de sa demande de servir dans les rangs de l’armée française.

… Survient la défaite de l’armée française, inattendue. Grand mutilé de la Grande Guerre, fortement opposé, avec ses camarades anciens combattants, à Pierre Laval, le sénateur Jean Taurines est un soutien actif du vainqueur de Verdun. Non sans avoir ferraillé contre son adversaire, le 10 juillet 1940 à Vichy il vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Probablement, sa rivalité avec le président du Conseil lui vaut quelques mois plus tard son internement à Montluc, avec la qualification de membre d’un « mouvement […] d’une grande envergure ». Lui succèdent à Montluc, le colonel René Tramier, rappelé à l’activité par le Gouvernement de Vichy pour assurer le commandement de la subdivision d’Annecy, le général François Chevallier qui, selon Victor Déchelette, l’un de ses compagnons d’infortune à la cellule 51, est « d’une fidélité [telle au Maréchal], qu’il soutient encore sa politique, […] n’aime pas les Anglais, critique leur stratégie comme inefficace. […] ». Enfin, « hôte de marque du régime de Vichy », le général d’armée Robert Touchon arrive à Montluc fin juillet 1944, il y reste jusqu’au 24 août. Bien en cour, il a été en 1941 l’un des six officiers nommé par le Maréchal pour siéger au Conseil national – contre-pouvoir dirigé contre Pierre Laval – et pour être juge de la section lyonnaise du tribunal d’État qui, au mépris de toute défense, a envoyé nombre de résistants dans le couloir de la mort.

Insensibles à la propagande distillée en permanence par des associations d’anciens combattants à la solde du Gouvernement de Vichy, nombre de Poilus, dont le parcours est ici présenté, entrent en dissidence. Soldats ou gradés de l’armée des Ombres, cette fois, volontairement, ils font leur devoir.

L’an prochain, l’Association des rescapés de Montluc vous donne rendez-vous pour fêter ses trois quarts de siècle d’existence au service de la mémoire de tous les internés à Montluc, qu’ils soient juifs, raflés ou résistants, connus ou inconnus, avec pour seule hiérarchie l’ordre alphabétique de la première lettre du patronyme. D’ores et déjà, elle a mis en route plusieurs projets innovants. Dès aujourd’hui, elle vous propose d’acquérir la nouveauté 2018, c’est-à-dire l’ouvrage Des Poilus à Montluc, 1943-1944, 86 Parcours de vie dans la tourmente des deux guerres mondiales, vendu à prix coûtant, malgré une trésorerie mise en déficit par cette publication et cette exposition.  

    Bruno PERMEZEL